Discours de Gilles Clavreul au Prix de la laïcité 2017

Printemps Républicain
6 min readNov 16, 2017

Je ressens beaucoup de fierté et de gratitude en me retrouvant devant vous.
Fierté parce que le jury me place dans une lignée de femmes et d’hommes que
j’admire, certains sont devenus des amis. Gratitude aussi, parce que ce que
vous avez bien voulu distinguer à travers moi c’est une action, celle que
j’ai conduite à la tête de la DILCRAH, et cela a été possible parce que
trois personnes, trois hommes D’État, qui ont été successivement mes
patrons, m’ont fait confiance et m’ont confié cette responsabilité :
François Hollande, Manuel Valls qui a voulu faire de la DILCRAH ce qu’elle
est, et Bernard Cazeneuve. C’est une grande chance qui m’a été donnée que de
travailler avec ces trois hommes d’État ; ils savent ma reconnaissance et ma
fidélité.

Je salue l’engagement et la fermeté des convictions de toujours du CLR et de
son président, cher Patrick Kessel, cher ami. Je salue et remercie de son
accueil la maire de Paris, chère Anne qui ne manquez jamais au combat
antiraciste, à la lutte contre l’antisémitisme, à la lutte contre
l’homophobie et à la défense de la laïcité, et en qui les associations
trouvent une partenaire fidèle.

Dans mes fonctions, j’en ai tôt fait l’expérience : on ne combat pas le
racisme, ni l’antisémitisme, ni le sexisme, ni l’homophobie, si on ne
comprend pas ce qui se joue, en France aujourd’hui, autour de la laïcité,
mais qui se joue aussi, dans des termes et une histoire différentes, dans
toutes les démocraties occidentales, à savoir la montée en puissance des
passions identitaires — non seulement dans l’espace publique, mais dans
pratiquement toutes les dimensions de la vie collective.

J’ai parlé de tenaille identitaire, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut
dire que pour certains l’aune de la politique, ce n’est plus ce que l’on dit
ni ce que l’on pense, mais ce que l’on est, et que les convictions se
confondent tout entières avec les origines.

Or les entrepreneurs identitaires ne sont plus seulement là où on a
l’habitude de les trouver, c’est-à-dire à l’extrême-droite ou à la droite
extrême. Ils sont aussi désormais solidement établis dans une partie de la
gauche et de l’extrême-gauche. Et des deux côtés, par des efforts certes
opposés mais conjoints, ainsi qu’une tenaille, ils réduisent petit à petit
l’espace démocratique et républicain, et y remplacent la délibération par la
revendication.

Nul besoin d’expliquer longuement ici en quoi non le fait religieux en
lui-même, mais son utilisation politique, joue un rôle déterminant dans ce
processus d’étouffement. Car ce sont avec les mots mêmes de la démocratie
libérale — la liberté de conscience, la lutte contre les discriminations, le
respect des cultures, l’aspiration à l’égalité — que la revendication
identitaire s’exprime.

Et donc nul besoin non plus de rappeler pourquoi la laïcité est si
importante pour objecter, répondre et faire pièce à cette double offensive.
Elle est en vérité à la croisée de tous les combats républicains : la lutte
contre le racisme et l’antisémitisme, la liberté des femmes, l’émancipation
des plus défavorisés, la défense du primat de la raison sur la croyance, la
liberté sexuelle. La laïcité, c’est aussi le droit au blasphème et à la
caricature, sans laquelle aucune imposture ne serait jamais dénoncée, celle
des Tartuffe ou de leurs ombrageux attachés de presse.

La laïcité est aussi devenue un sport de combat. J’y ai pris ma part, comme
nombre d’entre vous ici, comme nombre de militants politiques, associatifs,
syndicaux, de fonctionnaires de terrain, ces premières lignes de la
République auxquelles je veux rendre ici un hommage qu’à mon avis on ne leur
rend pas assez, eux que j’ai rencontrés durant mes journées dans des
collèges, des centres sociaux et des mairies annexes un peu partout en
France. C’est en grande partie grâce à eux que la société ne s’est pas
déchirée après les attentats, grâce à eux que, malgré la progression de
l’islam radical, malgré le niveau toujours très élevé du Front National (et
je vois que déjà on l’a presque oublié, quelle erreur !), malgré le
dégagisme ambiant, la France a tenu bon et ne s’est pas égarée dans des
populismes qui, ailleurs, ont considérablement progressé.

Le combat est rude, il est parfois violent mais il faut s’y faire : nous
n’en sommes qu’au début. Et puisqu’il faut le livrer, ce combat, n’ayons pas
peur de dire qu’un immense travail nous attend si nous voulons desserrer
l’étau.

Les identitaires ont ciblé la jeunesse et y ont conquis des parts
d’audience. Or nous avons des choses à dire à la jeunesse. Nous avons aussi
à nous adresser aux classes populaires, à ces territoires qui décrochent, à
leurs habitants qui font l’expérience du déclassement et qui se sentent
ignorés, méprisés.

Nous sommes à un moment décisif, celui où les classes moyennes intégrées
sont à leur tour gagnées par le ressentiment contre les élites et donc
tentées par des solutions radicales. La gestuelle, la symbolique sont
nécessaires à la République ; mais elles ne sont pas suffisantes. Il faudra
des actes concrets, c’est-à-dire des politiques publiques appuyées par de la
présence humaine. Car à force de rationalisation des cartes et
d’optimisation des services, la modernité managériale finira par nous coûter
beaucoup plus cher qu’elle ne prétend nous rapporter. Cela aussi, les
identitaires l’ont bien compris, de l’aide aux devoirs à l’aide sociale de
proximité, ils savent se rendre maitres des fins d’après-midi et des
dimanches désœuvrées.

Il faut enfin que l’État s’engage — l’État, et plus largement tous ceux qui
concourent à l’exercice de la puissance publique, car eux seuls possèdent
l’effet d’entraînement et de mobilisation propre à mettre toute la société
en mouvement. Certains s’en offusquent et j’ai moi-même subi ce reproche,
qui réclament à l’État d’être neutre. Clemenceau, comme souvent, avait
flairé le piège tendu par ceux qui veulent interdire à l’État de s’aventurer
sur le terrain des valeurs — et nous retrouvons la laïcité au cœur du sujet
:

« Aux grandes questions que tôt ou tard l’homme se pose, écrit Clemenceau,
c’est le catéchisme seul qui répond, et pendant ce temps l’instituteur,
humilié, confiné dans sa fonction de machine, enseigne l’orthographe et la
règle du participe passé ».

Ainsi serait l’État neutre, dans le désir de certains : un État interdit de
parole, de pensée et de convictions, réduit à l’application mécaniste de
normes impersonnelles et comme incréées, puisqu’elles sont supposées ne
jamais avoir été le fruit d’une prise de position, d’un point de vue sur les
choses. Mais ça, ce n’est pas l’État neutre : c’est l’État neutralisé. Un
tel Etat conviendrait bien à ceux qui ont renoncé à la vie en commun. Il
serait en revanche le notaire parfait de la coexistence des communautés
réduites aux acquêts. Il aurait même soin de promouvoir la laïcité, cette
conviction parmi les autres, voire de rendre de temps en temps un hommage
hypocrite à cette culture particulière qu’on appelle l’universalisme. C’est
L’État soliveau, celui de la fable. Mais les grenouilles, dans la fable, se
lassent du soliveau, et le chassent. Leur vient une grue, qui les dévore.
C’est une analyse politique que je fais mienne.

Au contraire, n’ayons pas peur d’assumer nos convictions. L’engagement ce
n’est pas l’esprit de parti ; au demeurant celui dont je parle est largement
transpartisan. Nous serons toujours critiqués pour cela par nos adversaires,
mais c’est plutôt bon signe. Car dans le même temps, j’en suis convaincu, il
existe une attente de République. La République, les Français y sont très
majoritairement et très profondément attachés. Il la gratifient d’un amour
exigeant, ils le font sèchement savoir quand elle les oublie — ont-ils tort
? Travaillons plutôt à la leur rendre.

Je vous laisse sur une phrase pleine d’espoir de Bernanos, ce monarchiste
anti-dreyfusard qui a évolué vers la résistance et renié l’antisémitisme,
c’est-à-dire qu’il avait écouté Gide qui disait qu’il faut toujours suivre
sa pente mais en la remontant. Voilà ce que Bernanos écrivait en 43 depuis
son exil brésilien :

« Je suis entré dans la nuit française, mais je sais bien qu’en allant
courageusement jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore ».

Gilles Cravreul, le 14 novembre 2017

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